Nass El Ghiwane
Nous sommes à Casablanca, au début des années 60. Dans le quartier populaire de Hay El Mohamadi, 5 adolescents se rencontrent dans la maison de jeunes du coin et partagent leurs passions communes : la musique et le théâtre. Leurs noms : Omar Sayed, Larbi Batma, Abdelrahman Kirouj dit Paco, Boujemâa dit Boujemiî et Ali Yaala. Les jeunes casablancais rencontrent alors Tayeb Sadiqi, aujourd’hui célèbre dramaturge marocain, et à l’époque jeune directeur de troupe. Av ec lui, ils feront des tournées dans tout le pays et au-delà. D’ailleurs, la légende veut que ce soit durant une représentation en France que l’idée du groupe est née dans l’esprit de Batma et de Boujemîi qui, en exil, pensent au moyen de redonner vie au patrimoine musicale national. Il faut dire que les stars de l’époque se nomment Mohamed Abdelwahab, Abdelhalim Hafez et Farid El Atrach, des crooners moyen-orientaux aux cheveux gominés, à la voix de velours et au répertoire classico-romantique. Au Maroc, des chanteurs tels que Ahmed El Bidaoui ou Ismaël Ahmed suivent la tendance, chantant en arabe classique ou dans un dialecte marocain châtié, et systématiquement accompagnés par un orchestre. Nass El Ghiwan est ainsi née d’une volonté de chanter comme on parle, et de parler comme on vie, de raconter le Maroc, de dénoncer l’injustice, et d’appeler à l’amour de son prochain. C’est une véritable révolution dans un Maroc qui vit alors une situation socio-politique difficile. Ainsi, un soir de juin 1971, le public rabati du Théâtre Mohamed V venu écouter l’Orchestre de la Radio Nationale voit débarquer sur scène en première partie de jeunes échevelés à l’allure débraillée. Au programme : « El sinya », « Ya bani insan » ou encore « laklâm lamraça », des morceaux qui allaient faire battre le cœur de générations, et ce durant des décennies. Le public rabati ne s’y trompe pas : il leur fait un vér table triomphe, reprenant derrière eux les refrains et s’emportant tellement qu’il refusera d’écouter l’orchestre prévu en seconde partie ! Le Maroc découvrait un nouveau style musical, une musique à la fois sacrée et profane, une musique populaire car élue « musique du peuple » pour des générations et des générations de marocains, de maghrébins, d’arabes et d’exilés. Nass El Ghiwan sont les premiers à avoir mis en musique le hâl (état de transe). Musicalement, ils ont bravé les tabous, remettant au goût du jour des instruments ruraux tels que le bendir dénigré par les artistes de l’époque qui laissaient ça aux « chanteurs de mariage ». La touche unique du groupe doit d’ailleurs autant à la véhé ence de ses textes et leurs caractères audacieux et avant-gardistes, qu’à ce subtil mélange de genres musicaux si différents : le style « âarubi » (rural) de Boujmiî et le style « gnawi » de Paco, authentique mâalem d’Essaouira.. Nass El Ghiwan fera des émules et l’on verra ainsi naître des mini-clônes au Maroc et ailleurs comme Lmchaheb ou les Bnet El Ghiwane, leur version féminine. Mais l’original perdure contrairement aux copies, remporte un disque d’or en 1973, et enchaîne les tournées au Maghreb, dans le Monde Arabe et en Europe. Mais le destin va les frapper en 1974 avec la mort de Boujemiî, un vrai choc qui les laissera, eux comme leurs fans, inconsolables. Larbi Batma tombera à son tour ravement malade. Poète et écrivain, il est la plume du groupe et en traduit l’essence. Il finira par décédé d’un cancer en 1997. Elevé au rang de mythe, le groupe ne pouvait disparaître. Il s’est donc recomposé, comptant toujours Omar Sayed et Ali Yaala, et accueillant le jeune Rédouane en 1995 puis Rachid Batma, le frère de Larbi, en 1996. Aujourd’hui, le groupe se fait plus rare, mais déchaîne autant les foules à chacune de leur apparition. De plus, on leur concède une influence certaine sur le Raï et sur certaines musiques maghrébines actuelles, de Khaled à Gnawa Diffusion en passant par Amina. D’ailleurs, même l’inclassable Rachid Taha a tenu à leur rendre hommage dans son album Diwan sorti n 1998. Leurs hymnes à l’Amour et à la Paix restent on ne peut plus d’actualité, eux qui demandaient inlassablement « quelle différence y a-t-il entre toi, et toi, et moi ? ».
Yasrine Mouaatarif
Larbi BATMA
Disparu en 1998, Larbi batma a toujours été considéré comme le chouchou du public. Son frère Rachid raconte qu’il reçoit encore les condoléances d’anonymes, touchés dans leur chair par sa disparition survenue trop tôt (il n’avait que 50 ans). Ses influences musicales ? Larbi Batma les a puisées pendant son enfance dans les moussems de sa région Abda oulad El masnaoui.. Homme secret, il ne quittait jamais s on crayon, car il concevait l’écriture comme un art de vivre. Il a ainsi conçu un poème inédit de 21000 vers "al houmam al houssam" qu’il écrivit pied sur pied tout au long de sa vie.. Amoureux du mot et de la rime, il flairait et respectait le talent. La célèbre chanson "siniya" a eu une histoire particulière avec lui, très significative quant à la curiosité et au flair de ce visionnaire. C’est l’histoire de Ba Salem , un mendiant qui parcourait le Hay Mohammadi en chantonnant les premiers vers de "siniya" : walli macheftouni rahmou alia, bahr el ghiwane ma dkhaltou belâani... Larbi qui écoutait les premières strophes l’invita chez lui et discuta longuement avec lui. C’est de cette manière que urent composées les grandes lignes de cette chanson. Atteint d’un cancer, il vécut les affres de la magouille d’un certain corps médical comme il le raconte dans la deuxième partie de son autobiographie "el alem". C’est ainsi que l’amertume s’emparera de Larbi, et sa voix mélodieuse sera à jamais condamnée. En dehors du groupe, il était aussi acteur et écrivain de littérature et de théâtre, ce qui fera de lui la figure emblématique du groupe. "ce qui m’avait frappé chez cet homme, c’était sa constance ; il était exactement le même au Hay Mohammadi, son quartier, ou au Club Med d’Agadir, au milieu des touristes, ou même au festival de Cannes, où nous étions partis ensemble représenter "el hal" (long métrage retraçant l’itinéraire du groupe), Batma restait tel que nous le connaissions", raconte Ahmed El Maânouni, réalisateur de "el hal". Son autobiographie en 2 parties, Arrahil (Le Voyage) et Al-Alam (La Souffrance) publiée en langue arabe est un témoignage sur la vie vue à travers les yeux d’un génie incompris et méprisé. Depuis son décès, son frère Rachid a repris le flambeau au sein de Nass El Ghiwane, lui rendant hommage au début de la chanson "Ghir Khoudouni" à chaque apparition du groupe.
Par : Hrayemi